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La violence conjugale dans les pays en développement : une crise qui transcende les generations

(Septembre 2004) Une nouvelle étude comparative fondée sur des données nationales représentatives sur la violence conjugale dans neuf pays en développement a révélé que les femmes dont les pères battaient leur épouse sont deux fois plus susceptibles de faire l’objet de violences conjugales que les autres.

Ce rapport, Profiling Domestic Violence: A Multi-Country Study, publiée par ORC Macro, relève en outre une forte corrélation entre la violence conjugale dans ces pays et l’alcoolisme ou les comportements de contrôle du mari. Mais l’étude n’a pas conclu que le degré de pauvreté d’une femme, l’absence d’éducation ou son manque de contrôle sur le processus de prise de décision renforcent systématiquement son risque de faire l’objet de sévices.1

“La violence sexospécifique est une question de relations entre les sexes” explique Kiersten Johnson, co-auteur de l’étude et chargée de recherche chez ORC Macro. L’étude a déterminé par exemple que les femmes partageant avec leur partenaire l’essentiel des décisions du ménage étaient moins susceptibles de faire l’objet de violences conjugales que les autres et ce, quel que soit leur niveau de revenu.

La violence conjugale :  un problème à l’échelle mondiale

Le rapport précité se fonde sur des données tirées des Enquêtes démographiques et de santé (EDS) réalisées dans neuf pays en développement : le Cambodge, la Colombie, la République dominicaine, l’Égypte, Haïti, l’Inde, le Nicaragua, le Pérou et la Zambie. Ces études, réalisées pour l’essentiel après 1998, ont rassemblé des données démographiques et de santé très complètes auprès de femmes âgées de 15 à 49 ans. Qui plus est, d’autres données ont été recueillies sur les indicateurs de “démarginalisation” tels que l’éducation, l’emploi et la participation au processus de prise de décision du ménage.

Les chercheurs ont également interrogé les femmes sur leur expérience des violences conjugales pendant toute leur vie adulte, notamment des questions détaillées relatives à leur expérience de violences physiques, sexuelles et psychologiques au sein de leurs relations actuelles. Le pourcentage de femmes ayant déclaré qu’un partenaire intime leur avait fait subir des violences oscille entre 48 % en Zambie et 44 % en Colombie à 18 % au Cambodge et 19 % en Inde. (Une étude réalisée en 1998 par le Commonwealth Fund a indiqué que pour les États-Unis ce pourcentage était de 31 %.2 )

Dans chacun des pays étudiés, plus d’une femme mariée sur six déclare avoir été bousculée, secouée, giflée et la cible d’objets lancés par leur partenaire masculin. Une sur dix au moins a été menacée ou humiliée en public par son mari.

Sunita Kishor, co-auteur et spécialiste principal des questions relatives aux rapports entre hommes et femmes pour ORC Macro, a rappelé que les questions posées dans le cadre des enquêtes variaient d’un pays à l’autre, ce qui complique toute comparaison absolue des niveaux de prévalence des violences conjugales. Mais Profiling Domestic Violence démontre clairement que la violence conjugale demeure un problème dans ces neuf pays et que dans certains d’entre eux, les pressions sociales contraignent les femmes à accepter la légitimité de ces violences dans certains circonstances.

“Les femmes éduquées sont généralement contre les violences conjugales mais ce n’est pas comme si elles partageaient toutes la même opinion sur le sujet” déclare Kishor. “Dans la plupart des pays, les violations typiquement féminines pour lesquelles les femmes sont le plus susceptibles de considérer qu’elles méritent d’être sanctionnées par des coups sont les cas où une femme est coupable de négligence envers ses enfants. Ceci est particulièrement révélateur : en effet, la plupart des femmes continuent à considérer que l’une des responsabilités fondamentales des femmes est de s’occuper des enfants”.

La culture de la violence ressemble “au tabagisme passif”

Les données considérables rassemblées dans le cadre des EDS ont également permis à Kishor et Johnson d’identifier les facteurs communs de risques de violence conjugale à l’échelle mondiale qui pour l’essentiel, disent-elles, échappent totalement au contrôle des femmes.

“Bien souvent, ce que l’on entend dans les discussions en public, c’est que si une femme est battue, c’est en partie de sa faute ; elle est trop grosse ou pas suffisamment séduisante, par exemple” déclare Johnson. “Mais cela ne relève pas d’une caractéristique ou d’une dimension unique de l’existence. En fait, il existe des facteurs multiples au niveau de la femme, du mari et de la famille, y compris les “antécédents”, qui font l’objet d’interactions dynamiques”.

Par “antécédents”, Johnson fait référence à l’expérience d’une femme qui comme enfant a vu sa mère faire l’objet de violence conjugale. Ce type d’expérience, déclare Kishor, a “des implications sur plusieurs générations”.

“Nous n’accordons pas suffisamment d’attention à ces questions, selon moi”, dit Kishor. “Selon les données, même l’exposition à la violence conjugale subie par la mère, et pas seulement une expérience directe, multiplie pratiquement par deux le risque de faire soi-même l’objet de violence conjugales. C’est comme la documentation sur le tabagisme passif :  même la simple exposition secondaire au tabac peut avoir des effets nocifs”.

Profiling Domestic Violence a également révélé que d’autres points communs de la violence conjugale, mis à part les maris qui s’enivrent fréquemment ou ceux qui présentent des comportements de contrôle (comme limiter les contacts de la femme avec le monde extérieur ou l’accuser constamment d’infidélité), comprennent notamment :

  • plus d’un mariage
  • mariage à un jeune âge
  • plusieurs enfants ou
  • femme plus âgée que son mari

Qui plus est, Kishor et Johnson ont découvert que de nombreuses femmes battues dans les pays en développement ne demandent pas d’aide, allant de 41 % au Nicaragua à 78 % au Cambodge. Et celles qui demandent de l’aide font souvent appel à des gens qu’elles connaissant plutôt qu’à des professionnels de la santé.

Marginalisation et violence : pas de corrélation positive

Il est intéressant de noter que plusieurs mesures de la démarginalisation des femmes (emploi, éducation ou attitudes liées à l’égalité entre les sexes, comme par exemple penser que les femmes ont le droit de refuser d’avoir des rapports avec leur mari) ne présentaient pas de corrélation directe dans l’étude avec une réduction des risques de violences conjugales. En outre, les femmes qui prennent toutes seules la plupart des décisions du ménage (comme par exemple pour décider d’un achat important ou d’une nouvelle grossesse) étaient tout aussi fréquemment victimes de violence conjugale que celles ne participant guère aux décisions relatives à l’affectation des ressources de leur ménage. Au lieu de cela, l’étude a découvert que les femmes prenant leurs décisions conjointement avec leur partenaire masculin étaient moins souvent victimes de violence conjugale.

“Les données ne démontrent pas clairement de lien de causalité entre l’intensification du risque d’être victime de violence conjugale chez les femmes prenant la plupart de leurs décisions toutes seules”, déclare Kishor. “Est-ce parce que la femme se trouve prise dans une relation tellement dysfonctionnelle qu’elle se sent contrainte de prendre ces responsabilités ? Ou est-elle battue parce qu’elle prend ces décisions toute seule ?” Cette incertitude, ajoute-t-elle, soulève bien des questions sur les indicateurs traditionnels de la démarginalisation.

“Il nous faut examiner plusieurs de ces indicateurs de près et voir ce qu’ils révèlent dans des contextes différents”, déclare Kishor. “Normalement, la démarginalisation signifie que vous avez le contrôle de votre existence mais selon les données, dans un contexte marital la “domination” de ces décisions ne se traduit pas toujours par une démarginalisation”.

Conséquences des violences conjugales sur la santé

L’étude a révélé l’existence de liens évidents entre la violence conjugale et la détérioration de l’état de santé des femmes qui en sont victimes et de leurs enfants. Par exemple, les femmes de pratiquement tous les pays ayant été victimes de violence conjugale aux mains de leur partenaire présentaient des taux plus élevés de naissances non souhaitées et d’enfants mort-nés (de 33 % à 72 %) que celles n’ayant jamais été victime de violence.

Les femmes ayant fait l’objet de violence sont aussi plus susceptibles de souffrir d’infections à transmission sexuelle, elles sont beaucoup moins susceptibles d’avoir bénéficié de soins anténataux pendant le premier trimestre de leur grossesse et leurs enfants de 12 à 35 mois sont moins susceptibles d’avoir reçu tous leurs vaccins. Par ailleurs, les enfants des femmes faisant l’objet de violence conjugale étaient plus susceptibles de mourir avant leur 5e anniversaire.

Les deux auteurs soulignent que l’inclusion des statistiques relatives à la violence conjugale dans les données démographiques et de santé constitue un grand progrès sur la voie du traitement des causes profondes de la violence.

“Jusqu’à très récemment, ce genre de données ne suscitait pas vraiment d’intérêt, pas plus que la violence conjugale n’était reconnue comme une question relevant des secteurs de la santé publique et du développement”, déclare Johnson. “Il est important de savoir que de nombreux facteurs sont concernés par la question et qu’il est possible de mener des interventions dans de multiples domaines”.


Robert Lalasz est l’un des rédacteurs principaux du PRB.


Références

  1. Kiersten Johnson et Sunita Kishor, Profiling Domestic Violence: A Multi-Country Study (Columbia, MD : ORC Macro, 2004).
  2. Karen Scott Collins et al., Health Concerns Across a Woman’s Lifespan: The Commonwealth Fund 1998 Survey of Women’s Health, consulté en ligne à l’adresse suivante : www.cmwf.org/usr_doc/Healthconcerns_surveyreport.pdf, le 14 sept. 2004.

Pour de plus amples renseignements

Profiling Domestic Violence: A Multi-Country Study est disponible à l’adresse suivante : www.measuredhs.com/pubs/pdf/OD31/DV.pdf.