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Au Sénégal, les prostituées sensibilisent la population au SIDA

(Décembre 2000) La Communauté sénégalaise du SIDA vient en nombre assister aux réunions du Conseil d’administration d’une association locale de femmes appelée AWA. Les conseillers des Nations Unies, le personnel médical, les représentants d’organisations non gouvernementales et le programme national sur le SIDA viennent faire honneur aux femmes pour leur leadership dans la lutte contre le SIDA.

L’AWA est une association de prostituées qui, depuis 1993, mène à bien un programme de sensibilisation au SIDA dans les villes du Sénégal. Armées de brochures éducatives et revêtues de T-shirts arborant le logo de leur association — une paire de mains aux ongles vernis, portant des bracelets, joue du tam-tam sur lequel on a inscrit “VIH” — les femmes ont dévoilé leur message sur la lutte contre le SIDA dans la rue.

La familiarité avec la vie nocturne aide la campagne de lutte contre le SIDA

Dans les bars, les boîtes de nuit, les maisons closes et les relais routiers, elles éveillent l’intérêt des gens par des discussions animées, tout en essayant de convaincre les sceptiques que le SIDA existe vraiment et que les préservatifs peuvent prévenir la transmission du virus. Tout en faisant passer des agrandissements photographiques en couleur montrant des organes génitaux comportant des signes évidents d’infections sexuellement transmissibles (IST), elles décrivent les symptômes des IST les plus répandues et démontrent comment utiliser correctement un préservatif.

En s’appuyant sur le théâtre d’intervention et leur familiarité avec la vie nocturne durement acquise, les membres de l’AWA ont informé plus de 20.000 personnes sur le VIH et les IST et ont distribué plus de 180.000 préservatifs pendant une période de trois ans et demi, de janvier 1997 à juillet 2000 ; c’est du moins ce que nous apprend Marième Soumaré, assistante sociale et co-fondatrice d’AWA.

Par une chaude après-midi d’août, tout en se préparant pour le Conseil d’administration annuel, deux membres d’AWA discutent de l’organisation. “Nous sommes rejetées par tous. Vos parents vous battent et les gens dans la rue vous attaquent”, déclare l’une d’elles. “Pourtant, le ministre de la santé est un membre d’AWA et notre drapeau flotte bien avec les autres durant la Journée mondiale du SIDA”, ajoute une autre.

Les prostituées s’organisent par le biais des cliniques de vénérologie

L’association AWA (ou “Eve”) a été créée dans la polyclinique de Dakar à l’occasion d’une campagne de lutte contre le SIDA. En 1993, les employés de la clinique ont commencé à organiser des séances régulières dans le but d’informer les prostituées sur le SIDA et les IST. Fortes de leurs nouvelles connaissances et armées du soutien du personnel de la clinique, les femmes ont demandé à recevoir une formation supplémentaire de façon à pouvoir transmettre ces informations à leurs clients et aux prostituées clandestines qui ne sont pas inscrites sur les listes de la clinique locale de traitement des IST.

Madina Bambera, une ancienne prostituée membre du conseil d’administration d’AWA, a fait partie des premiers groupes de stagiaires. “J’ai vu mes amies mourir et, dans les bars, j’ai vu les femmes qui prenaient constamment des risques… c’est pourquoi, maintenant, je vais discuter avec elles”, déclare-t-elle.

L’appartenance à AWA a donné à Mme Bambera le sentiment d’avoir un but. Elle ne fait plus partie de ces prostituées qui déambulent dans les rues décrépites entre le marché principal et le relais routier ; elle joue désormais un rôle de premier plan dans la communauté. Sa parfaite connaissance du SIDA et ses liens étroits avec le corps médical de Dakar la rendent indispensable aux yeux des autres. Les mécaniciens et les chauffeurs qui fréquentent les rues viennent lui demander des conseils et des préservatifs, et parfois, elle parvient même à convaincre l’un d’entre eux de se rendre à la clinique pour subir un test de dépistage.

Environ 300 prostituées sont inscrites à AWA dans cinq villes sénégalaises. Organisée par le biais des cliniques de vénérologie d’état qui soignent les prostituées légalisées, le conseil d’administration d’AWA dispose de 10 membres, prostituées, sages-femmes, assistantes sociales et experts sur le SIDA. “Le pouvoir de décision est entre les mains des prostituées”, explique Mme Soumaré. “Mais comme la plupart d’entre elles sont illettrées, nous les aidons à organiser les activités et à faire les démarches en matière de financement.”

Le financement d’AWA n’a jamais été bien régulier, mais depuis 1993, diverses organisations internationales fournissent occasionnellement à l’organisation l’aide financière dont elle a besoin. La mise de fonds initiale provenant de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) a permis à AWA de lancer ses activités et a été suivie par des apports de fonds provenant du Programme d’action communautaire sur le SIDA (PACS) de Family Health International (FHI), du Programme des Nations Unies pour le développement, de l’Opération Handicap International, et par un financement supplémentaire apporté par l’ACDI. D’après Mme Soumaré, de janvier 1997 à juillet 2000, AWA a reçu 48 millions de francs CFA (68.000 dollars US), ainsi qu’une assistance sous forme de formation, conseillers et médicaments. Elle explique que les membres de l’organisation ont l’intention de solliciter un contrat de 235 millions de francs CFA, soit un budget annuel de 110.000 dollars US sur trois ans, dans le but d’élargir leurs activités.

La législation sénégalaise “tolère” les prostituées

Depuis sa création, AWA est étroitement liée au Programme national sur le SIDA qui lui a fourni une certaine assistance technique. Les liens entretenus par AWA avec ce programme et les cliniques d’état ont été facilités par la législation sénégalaise qui “tolère” les prostituées. La législation portant sur les prostituées se préoccupe surtout de régler trois questions principales en fonction d’une série de décrets et de lois en vigueur depuis les années 60. Elle se donne pour mission de prévenir la sollicitation à des fins de prostitution, de contrôler les IST par le biais de tests de dépistage obligatoires administrés régulièrement et d’empêcher la prostitution chez les mineurs de moins de 21 ans.

La législation exige que les prostituées s’inscrivent auprès de la clinique de vénérologie de leur localité et qu’elles obtiennent une carte de travail spéciale. Pour conserver leur statut légal, les prostituées doivent se présenter chaque mois à la section spéciale des prostituées de la clinique de vénérologie locale où on leur fait subir régulièrement des tests de dépistage des IST et du VIH. Par suite du surcroît considérable de visiteurs, le personnel de la clinique affirme avoir été obligé de réduire le nombre de visites à une par mois, bien que la législation exige d’en passer deux. Une femme atteinte d’une IST doit remettre sa carte jusqu’à la fin de son traitement, une précaution visant à l’empêcher de travailler, puisque les autorités peuvent arrêter les femmes qui travaillent sans carte. Les prostituées doivent verser à la clinique 500 francs CFA (environ 80 cents) par mois pour le paiement des frais des tests de dépistage et de traitement, mais nombre d’entre elles ne le font pas.

Les prostituées officielles ont la possibilité de devenir membre d’AWA et de tirer parti des activités qu’offre cette organisation, tout en s’intégrant dans la famille informelle de l’organisation, ce qui est un avantage pour ces femmes fréquemment rejetées par leurs propres familles. Les membres reçoivent des informations sur le SIDA et les IST, ainsi qu’une formation au programme d’enseignement par les pairs d’AWA. L’organisation offre également une assistance en cas d’urgence, y compris des soins médicaux et une aide psychologique.

La difficulté de trouver un autre emploi

La formation professionnelle — qui occupe également une place importante au sein des activités d’AWA — est l’une des raisons principales qui poussent les prostituées à devenir membres de l’organisation. La plupart du temps, les femmes sont illettrées et n’ont aucune ressource financière, et d’ordinaire, c’est à elles seules qu’incombe l’éducation des enfants. Les prostituées sont tout à fait conscientes des dangers auxquels elles sont exposées. Comme le soulignent les sages-femmes, les IST, et en particulier le VIH, sont encore très répandus, y compris chez les membres d’AWA. “Nous avons besoin de trouver d’autres emplois à ces femmes afin qu’elles ne soient plus obligées de dire “oui” aux hommes qui refusent de se servir de préservatifs”, déclare Marie-Jeanne Ndoye, une sage-femme travaillant à la clinique.

Nombre de prostituées insistent sur le fait qu’elles souhaitent changer d’activité. “J’aimerais trouver le moyen de m’arrêter”, déclare une femme âgée d’une trentaine d’années qui a été interviewée à la station balnéaire de Mbour. “Il y a trop de maladies, et puis, je suis trop vieille… Ils n’ont qu’à me regarder et : Allez oust ! Du balai mémé !”, dit-elle, tout en faisant un grand geste de la main comme si elle balayait le sol. Comme d’autres membres d’AWA, elle voudrait travailler comme conseillère et, le soir, organiser dans les bars des séances de prévention contre le SIDA. Malheureusement, le budget de l’organisation suffit à peine à payer les quelques employés qui y travaillent.

Les membres d’AWA ont du mal à abandonner la prostitution. Les cours de formation visant à préparer les femmes à d’autres emplois n’ont pas eu beaucoup de succès et il n’a pas été très facile de créer des “tontines”, régime d’épargne répandu en Afrique Occidentale. Ramatoulaye Dioume, un ancien employé de FHI, a conseillé à l’organisation d’engager un spécialiste financier à plein temps car, comme l’avouent les assistantes sociales sans hésitation, elles n’ont ni le temps ni les compétences nécessaires pour s’occuper des questions financières.

La mission d’AWA est aussi d’assurer la protection des droits légaux des prostituées, mais les assistantes sociales se plaignent du manque de ressources pour protéger les femmes lorsqu’elles sont arrêtées et que l’on porte contre elles des accusations mensongères. Parfois, les femmes n’ont pas d’autres choix que de faire de la prison ou de satisfaire aux exigences pécuniaires ou sexuelles des forces de police, quand ce n’est pas les deux à la fois.

En dépit de certains points faibles, AWA offre de véritables avantages aux prostituées. Comme le démontrent les interviews, plus AWA leur offre d’avantages, tels que la protection juridique, la formation, les projets sur le micro crédit, jusqu’aux préservatifs gratuits, plus elles seront nombreuses à adhérer.

Toutefois, pour devenir membre d’AWA, il faut d’abord s’inscrire auprès de la clinique locale et, pour diverses raisons, un grand nombre de prostituées refusent de faire cette démarche initiale. Certains experts déclarent qu’un tout petit nombre de femmes qui pratiquent la prostitution sont effectivement inscrites, et ce, pour plusieurs raisons : nombre d’entre elles éprouvent un sentiment de gêne, d’autres ne font de la prostitution que de temps à autre et beaucoup ne se considèrent pas comme des prostituées, bien que leurs activités répondent aux critères établis par la législation sénégalaise, et notamment le fait de se livrer au racolage sur la voie publique et de consentir à des rapports sexuels pour de l’argent.

Augmentation du nombre de jeunes prostituées clandestines

L’une des raisons pour lesquelles les prostituées ne deviennent pas membres d’AWA est essentiellement que la législation stipule que les prostituées doivent être âgées d’au moins 21 ans. En outre, il faut noter que le nombre de jeunes prostituées a tendance à augmenter fortement, et que pour des raisons physiologiques et sociales, les jeunes femmes courent un risque accru de contracter le VIH. Comme l’a signalé Marième Soumaré, la législation a été établie avant que la conjoncture économique n’ait forcé tant de jeunes filles à se prostituer et avant que le SIDA n’ait accentué les risques auxquels elles sont exposées.

Un samedi après-midi typique dans la ville côtière de Mbour, où le commerce du sexe s’adressant aux touristes européens est florissant, illustre parfaitement la situation. Des jeunes filles, certaines n’ayant pas plus de 15 ans, s’appuient contre des tabourets et gloussent comme des écolières, ce qu’elles seraient si elles habitaient ailleurs. Portant jupes courtes et pantalons moulants, et arborant aux oreilles des rangées de minuscules anneaux brillant, en or elles sont les belles des bars de cette ville côtière paillarde.

D’après Mary Cissé Thioye, une assistante sociale de la polyclinique, les taux de prévalence enregistrés chez les prostituées de Mbour sont parmi les plus élevés du Sénégal — aux alentours de 29 %. Ces chiffres ne tiennent pas compte des jeunes filles qui ne sont pas légalement en âge d’être traitées par le centre de vénérologie local et qui, par conséquent, ne peuvent pas adhérer à AWA.

Les jeunes prostituées ne subissent aucun test

L’absence des prostituées clandestines sur les listes officielles des cliniques est une cause d’inquiétude pour les experts de la santé publique et du SIDA. Premièrement, ces femmes ne bénéficient d’aucun traitement des IST et ne subissent aucun test de dépistage du SIDA. Deuxièmement, les résultats des tests que l’on a fait subir aux prostituées officielles lors des examens médicaux mensuels permettent d’obtenir des données qui servent à calculer la prévalence du SIDA au Sénégal parmi les groupes à risque élevé. Or, le fait de ne pas inclure les taux de VIH des prostituées clandestines signifie que les taux de prévalence pourraient être considérablement plus élevés que les taux enregistrés à l’heure actuelle.

Malgré le besoin évident d’abaisser l’âge légal de la prostitution, les experts en la matière, les médecins, les travailleurs sociaux et les délégués du Programme national sur le SIDA s’accordent à reconnaître qu’il serait impossible de prendre cette mesure à cause des puissants dirigeants religieux du pays.

“L’âge légal de la prostitution au Sénégal ne sera jamais modifié”, déclare le Docteur Charlotte Faty Ndiaye, présidente de la Société des femmes contre le SIDA en Afrique (Society of Women Against AIDS in Africa). “Le seul fait de souligner que la prostitution est légale pour les personnes âgées de plus de 21 ans provoquera un tollé général. Les dirigeants religieux entameraient une campagne pour interdire la prostitution sous toutes ses formes.”

Entre-temps, la clinique a mis en œuvre une stratégie non officielle lui permettant de contourner la loi. Mary Cissé Thioye, qui travaille à la clinique d’IST de Dakar, explique qu’une femme de moins de 21 ans atteinte d’une IST pourrait probablement être traitée gratuitement par la clinique, mais elle devrait payer les coûts des tests de dépistage. Un test de dépistage du VIH coûte 5000 francs CFA (environ 7,50 dollars US), tandis qu’un test de dépistage des IST coûte 3000 francs CFA (ou 4,50 dollars US) — un prix suffisamment élevé pour dissuader une femme qui gagne sa vie en se prostituant de subir régulièrement les tests de dépistage. Il est également important de souligner que les travailleurs sociaux et le personnel médical ne seraient pas en mesure de suivre cette malade par des visites à domicile et par l’administration de nouveaux tests de dépistage comme ils le feraient pour une prostituée officielle.

Elargissement de la campagne de sensibilisation au SIDA

Les travailleurs sociaux, le personnel médical et les prostituées s’accordent pour reconnaître que des changements s’imposent. Ils soulignent le besoin de protéger les prostituées, et en particulier les jeunes qui sont en nombre croissant, et de faciliter le recueil d’informations précises concernant la prévalence du SIDA au sein des groupes à risque élevé. Entre-temps, AWA occupe une place importante dans la vie de ses membres.

“AWA nous permet d’avoir notre place aux côtés des femmes de notre société. La Journée mondiale du SIDA permet à toutes les femmes de se réunir, même moi. Avant, on n’osait pas y participer… On nous voyait uniquement dans la salle d’attente de la clinique. Maintenant, toutes les femmes ont quelque chose en commun”, déclare Madina Bambera, ancienne prostituée et membre du conseil d’AWA.


Victoria Ebin est journaliste indépendante et agent de consultation au PRB basée à New York.